L’autre est un je

2019 • Calotype on Agfa-Gevaert Brovira BW 111 bromide paper

12 FOIS • Douze élèves volontaires au départ qui, au fil des séances, se dédoublent, se multiplient, dénichant un autre, fort ressemblant, puis un autre encore. Au bout du compte, la dernière séance achevée, dans le kaléidoscope de leurs perceptions intimes il y a encore de la place pour un autre moi en quête d’auteur – personnage inspiré de faits réels, sosie véritable, jumeau monozygote ou hétéronyme… Dans la « Litanie » tirée du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa : « Nous ne nous accomplissons jamais. Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. »

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DOUZE SYLLABES • Une séance de portraits, tel un alexandrin écrit avec la lumière. Pas de point à apposer à sa fin, à peine une virgule nous permettant de reprendre souffle et d’aller à la ligne. La séance suivante se charge de continuer la versification, de bouche à oreille jusqu’à la pause d’après. Nous invoquons chacune des douze syllabes, nous les recevons sans ambages, nous les gardons précieusement sur la prunelle de nos lèvres.

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TOUR À TOUR • Que l’on s’assoie devant ou derrière la chambre photographique, on concourt de par ses pensées, paroles, actes et omissions à la même genèse, on s’investit dans une même recherche. Tour à tour en acceptant de perdre ou de donner ; en tâchant de s’oublier sans disparaître ou d’exister avec un manque que l’autre en face tentera de combler.

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UN CENTRE • Il n’y a guère d’ « à-côtés » qui s’éparpillent, mais un seul centre qui se resserre, nous enserre.

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LE DÉROULEMENT • Je ne saurai pas prévoir le déroulé d’une séance. Chaque minute en déroule une autre jusqu’à alors bien emballée. Cependant, si un déclic déroule, le suivant peut faire l’inverse. À la fin de la séance, une fois les mandarines éteintes, sur le sol gisent par dizaines toutes les pistes à peine effleurées, certaines dépliées, d’autres encore plus tassées qu’avant.

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L’ABANDON • Je n’aime guère les abandons, voulus ou subis. Sitôt assis pourtant, il est tentant de se laisser aller, de divaguer à l’intérieur, de pensée en pensée, laissant un simulacre nous ressemblant poser à notre place. À l’inverse, un excès de présence peut nuire gravement à la santé d’une photographie fragile, chétive, et encore trop timide pour se risquer à exister. Dans les deux cas, il n’y aura pas de rencontre.

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CHIASME DU PORTRAIT • Le modèle se niche, le photographe le déniche. Le photographe se niche, le modèle le déniche.

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À LA PORTE • « Ne me cherchez pas dans le présent. Je serai de retour dans cinq minutes. » Ainsi pourrait nous apostropher un modèle particulièrement lucide sur le point de s’abandonner sur le piédestal.

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DÉPARTITION • Il ne faut pas forcer la main, provoquer le contact ou la collision. Il ne s’ensuivrait que dissonances et disharmonies. À une distance qui se veut respectueuse, tel un chef d’orchestre bien particulier. Au lieu de diriger d’une main de maître tous les éléments sonores disposés devant lui, il se laisse diriger par chacun d’entre eux, faisant preuve d’une rare humilité. Il ne perd pas de vue la partition pour autant : il émarge ce qui n’est plus essentiel.

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NE PAS VOIR • « Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas. » nous avertissait Henri Michaux dans Poteaux d’angle. Soit parce qu’ils ne le veulent pas ; soit parce qu’ils ne le peuvent pas.

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IN RE • Chaque portrait enfante les yeux qui permettront, aux autres, de le regarder.

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VOEUX • Je tiens à ce que le modèle se farde de poudre d’escampette.

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THÉRAPIE DOUBLE • Entre le photographe et le modèle photographié il y a presque le même genre de relation qu’entre le psychanalyste et son patient, à une différence près : le photographe prête bien son inconscient au photographié, mais ce dernier fait exactement de même avec le photographe.

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RÉSERVE DE CHASSE • Oublions un peu la rhétorique de la chasse. Il n’y a plus d’arme ou de cible. Seulement la distance entre les deux, qu’il faudra songer à rétrécir sensiblement, jusqu’à ce que l’on ne sache plus qui est quoi.

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SANS-POUVOIR • Il ne faut pas croire qu’il suffit d’abdiquer la pose pour s’introniser dans une photographie. Dès qu’une once de pouvoir reste en place pendant la séance, y compris lorsqu’elle est cachée par une éminence grise ou un semblant de démocratie participative, nous risquons de retomber dans les travers d’une dérive autoritaire, où les décisions sont l’apanage d’un seul, que l’on pourrait qualifier tour à tour : d’illuminé, de guide suprême, de despote ou de photographe.

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SANS ENJEU • L’enjeu est capital pour ce qui succombe à un déclic. Fragile, à la lisière de la vie, souvent accessoire, il s’épluche comme un oignon au bruit coupant de l’obturateur. Au final, il ne reste que le coeur intact à parfumer l’ambiance ou à faire larmer.

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AU BERCAIL • Cadrer, est-ce à dire délimiter un enclos permettant aux semblables de divaguer en sérénité jusqu’à ce que l’obturateur rouvre d’un coup le portail. S’ensuit une fuite inévitable aux alentours. Le cadrage suivant ramène les égarés à l’enclos, encore une fois, avant que l’obturateur rouvre à nouveau le portail… Ainsi passe la saison à l’estive du portrait. Cependant, une fois digéré le dernier pâturage, la photographie nous invite à une nouvelle transhumance.

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RAPPEL • La lumière continue des mandarines a ceci de singulier : elle chauffe le modèle dans la serre improvisée de l’atelier. Elle lui rappelle à tout moment qu’il doit mûrir.

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UNE VÉRITÉ • Malgré tout, il y a un seul déclencheur souple vissé à l’obturateur, une seule main à la fois qui le tient et l’actionne.

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UNE AUTRE VÉRITÉ • Il n’y a qu’une seule personne assise devant la chambre photographique. Pourtant, à l’intérieur du soufflet il y a foule et solitude, retrouvailles et pertes, premières rencontres et rendez-vous loupés, fuites en avant et marches en arrière, découvertes et abandons, bourgeons et cendres. Le soufflet de la chambre abrite un champ de tensions où les antinomies semblent s’annuler au profit d’une synthèse qui se loge, latente, dans le châssis.

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TÊTE-BÊCHE • Du « Car je est un autre » d’Arthur Rimbaud à « L’autre est un je » du photographe.