Early work – La libre off

2008 • Pigment inkjet print

5 janvier 2009

Je me sens aux antipodes de ma pratique photographique habituelle. Le numérique, d’abord, comme outil de travail, et puis la couleur. Dépaysé, j’en oublie la discrétion. Je marque mes passages. On m’identifie immédiatement en tant que photographe de presse. Moi, j’essaie de rentrer dans mon rôle, de mettre en scène sérieusement ce pourquoi j’ai été accepté ici. Il faut trouver de nouveaux repères dans ce nouveau mode de rapport à la réalité, aux gens. Une autre attitude, peut-être, sans pour autant se nier.

13 janvier

On m’a demandé d’aller à la rédaction du journal Le soir et de faire une photo du bâtiment, car Rossel – la société propriétaire du journal – vient d’annoncer cinquante-deux licenciements. En face du bâtiment, je me demande ce que je pourrais apporter de plus à l’information écrite. Dans la rue, j’ai du mal à saisir le sens de ma mission journalière : ramener une photographie anecdotique et facilement digestible même pour les regards les plus paresseux ou les plus distraits.

15 janvier

Le plaisir, l’ivresse et la tension qui m’animent lorsque je prends mon Leica ne se manifestent pas avec « mon » nouveau numérique. Il y a une platitude, une indifférence qui montent et m’enveloppent comme le lierre. La conscience, aussi, que de toute façon, seules les photos neutres – « celles qui informent » – seront acceptées et publiées. Mais que signifie informer ? Coller au texte ? L’illustrer en lui donnant cette forme élémentaire, facilement compréhensible ? En somme : quelle est (et quelle devrait être) la place du journaliste-auteur-photographe ? Il faudrait creuser le clivage entre la simple illustration et la critique, entre l’apparente neutralité d’un déclic et la réelle subversion d’un autre. En reprenant Paco Ibañez, je maudis la photographie de celui qui « no toma partido, partido hasta mancharse ».

19 janvier

Photographier, c’est d’abord regarder. Puis choisir. La volonté est à la base de l’acte photographique. Le choix du lieu où effectuer la mise au point m’aide dans le cadrage. C’est un instant qui m’est nécessaire pour penser les coupures qui partagent le réel. Ce temps infime fonde ma photographie. Le manual focus de mon appareil étant cassé, je me sens nié. Le zoom achève ce travail de sape : j’ai une perpétuelle perte de repères. Je recommence à chaque fois à zéro.

*

Derrière la fixité d’une optique il y a un bouillonnement de cadres, de perspectives et points de vue à rechercher. Derrière la liquidité du zoom, je n’aperçois que la fixité de ma présomption : ma paresse. Je regarde et je ne vois plus rien.

21 janvier

Même lorsque que l’on m’envoie « couvrir » une conférence de presse, il me reste encore le choix de prendre en photographie tout ce que je veux. Après, bien sûr, aucune de mes photos ne sera publiée. Je le sais. Je devrais faire un journal parallèle qui s’appellerait Ma Libre Belgique.

*

Nous sommes dans la consommation immédiate de l’information et de ce qui l’exprime. L’information s’épanouit en quelques heures pour flétrir si rapidement. Le statut de la photographie est donc très simple : c’est un renvoi à une chose que l’on connaît déjà, un clin d’œil qui flotte à la surface du pouvoir critique du langage photographique. Elle devient indispensable, certes, mais dans sa dimension plus infime.

26 janvier

Je ne réussis pas à m’habituer à mon rôle temporaire : l’indiscret sans gêne.

28 janvier

Ne pas voir, être indifférent à ce qui nous entoure. La surabondance de stimulations, écrivait George Simmel, en se référant au citadin moderne au début du XXe siècle, amène à l’indifférence, à être « blasé ». Le photographe Hiroshi Sugimoto, lui, dans sa série Theaters, a souligné le fait que la profusion d’images conduit au vide, à l’écran blanc qui remplit toute la série évoquée. Les centaines d’images que je fais chaque jour me semblent suivre le même chemin pervers. Je cherche, je prends, je vole : à quelle fin ? Pour quel résultat ? Je frôle la surface tiède du premier regard. Pas de plaisir à photographier. Simple et déchirante obligation, contrainte que j’ai moi-même recherchée. Où ai-je disparu ? Je ne réussis plus à flâner dans les rues.

4 février

Une fois terminée la conférence de presse, trois photographes commencent en toute tranquillité à déplacer les pancartes publicitaires du groupe financier et à les composer de façon entièrement autonome. L’attaché de presse semble surpris, mais il reste muet. Il regarde, tout comme moi. En toute liberté, donc, les photographes improvisent deux studios et demandent ensuite au Président de poser pour eux. « Asseyez-vous ici. Tournez un peu la tête. Souriez. » Click. « Attendez un peu. Posez les bras sur la chaise, comme ça. Regardez un peu de trois quarts. Souriez légèrement. » Click. Et ainsi de suite. Manié par les photographes, le directeur avale la bouchée amère de la presse. En silence, il accepte tout ce qu’elle lui inflige, pour une inversion temporaire des rapports de pouvoir. Ce petit théâtre sous-jacent qui se joue souvent après chaque conférence de presse révèle assez bien le lien que la photographie de presse a noué avec la sphère du politique. Au lieu d’une remise en question, on se retrouve face à une validation ; au lieu d’une critique, on est face à une légitimation ex post.

11 février

C’est quelque chose qui se rapproche de l’indifférence. Un état d’immobilité qui s’étend à toute la pièce, qui couvre de brouillard toutes les personnes, en laissant transparaître quelques fragments insaisissables. Amers et ternes éclats.

12 février

Le stage se déroule. Mais seule une partie de moi se lève, essaie de s’épanouir avec ténacité. Je ne deviens qu’un reste ambulant. Une écorce vide.

26 février

Temps rapides, temps lent. Il faudrait du noir, une fumée noire qui nous habille, nous obnubile ; une fine couche d’oubli opaque avant de sélectionner une photographie. La sélection est la découverte qui nous montre ce que nous avons déjà vu : c’est un rite solitaire qui peut nous dévoiler les tréfonds de nous-mêmes. Nos planches-contacts devraient être nos écritures et nous, les seuls exégètes à pouvoir les déchiffrer.

4 mars

Ma carte de visite consiste dans les mots : stagiaire (ou simplement) photographe de La Libre Belgique. Ça les rassure. Il y a une histoire derrière ces mots. Une histoire connue et acceptée. Une vision du journal et de la photographie qu’il met en pratique, qui induit ces gens à ne pas douter.

19 mars

Parfois, j’ai l’impression que nous sommes dans un théâtre de marionnettes où les fils sont tellement entremêlés que l’on ne réussit plus à percevoir qui utilise qui. L’impression, aussi, que personne ne cherche à remettre en question ce théâtre. Que tout le monde l’utilise à sa guise.