Amaurose

2020 • Gelatin silver bromide print on Lumière Élysée B11 bromide paper

AMAUROSE, subst. fém. A.− MÉD. (ophtalmologie). Diminution de l’acuité visuelle, sans altération oculaire apparente. B.− Au fig. Cécité mentale.

Ils n’ont manqué aucun rendez-vous, je crois. J’allais chez eux – dans une maison de retrait le long de l’Ourcq –, ils y étaient déjà. Pas forcément tout de suite dans l’étage où j’installais la chambre photographique. Parfois ils étaient en bas, au rez-de-chaussée, égarés dans une salle commune aux absences assises ou chancelantes. Puis une absence en appelant une autre, je me suis retrouvé encerclé de regards muets, fidèles et toujours à l’heure.

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On ne meuble pas ce silence. Il demeure aussi nu qu’il était, aussi cruel et abrupt. Je m’installe calmement, ils s’installent tout aussi calmement. Mais lui – notre hôte –, il est déjà là, a toujours été là : nous précédant, nous suivant, nous poursuivant…

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En face de ces hommes et ces femmes sans contenu apparent, à ces semblants ayant un je ne sais quoi d’éthéré, et pourtant bien opaques, en chair, assis, regardant au-delà de mes yeux, dans l’objectif qui cesse de devenir objectif, et abdique, et renonce à une cible quelconque, à toute charge, pour devenir enfin lui-même, maintenant, cible touchée-coulée, ou coulée seulement, sans que personne la touche.

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Je ne les ai pas vus ni reçus, ces regards. Ils ont émergé malgré nous. Ils ont percé d’un coup l’abcès que personne a gonflé, petit à petit, en deçà des mots, présence que l’on pourrait croire pure, absence que l’on pourrait croire habitée. Mais ce n’est ni l’une croyance ni l’autre. Un corps, c’est tout. Comme on dirait : un point, c’est tout. Un corps ancré dans l’espace baigné de lumière d’hiver, c’est tout : tout ce qui aurait pu et n’est pas, tout ce qui demeure insaisissable dans l’espace-temps et qui pourtant apparaît l’espace d’un instant, un espace bordé par un corps et en voie d’évidement, un temps qui frôle sa négation, une éternité qui dérobe, déborde, suffoque.

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J’ai beau croire que « ça a été ». Ça n’a pas cessé de ne pas être, en réalité. Il y a des corps à l’orée de l’abasie disposés en corollaire autour de la chambre photographique – pétales fanés qui remettent en question la fécondité des pistils. La chambre s’apparente à un réceptacle floral, le photographe à l’abeille qui essaie de butiner sous les regards des pétales. « Tu n’y parviendras pas, semblent-ils me dire, mais nous nous ouvrons à chaque fois pour te donner la possibilité de t’en apercevoir. Tu es têtu, reviens chargé d’espoir la fois d’après, repars bredouille cependant que nous demeurons autant sans contenu que nous l’étions avant ».

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Je tâche, et la tâche, subrepticement et malgré mes attentions, bave sortant du contour, l’estompe, le nuance, le brouille. Le visage est une tâche dans l’espace que le temps s’acharne à dessécher. Il reste cependant du liquide encore frais, enfoui quelque part, prêt à couler comme le jaune d’œuf par-dessus le tartare de leurs corps hachés. Mon œil pique, à l’instar d’une fourchette coupable qui désavoue le trompe-œil. Tout coule, ou presque.

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Le pouvoir du regard s’arrête face à une paupière qui se refermerait à jamais. Mais ceci ne vaut guère pour une amaurose fugace ou durable, cette cécité intérieure qui se manifeste sans aucune altération apparente. Elle survient, traverse l’œil encore ouvert, lui ôtant ce que nul ne peut entrevoir. La vue disparaît sans geste, soit-il élégant ou brusque, en un tour immobile de passe-passe. Et je continue, illusoirement sans doutes, à croire d’être regardé ou, à défaut, à croire de regarder.

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La photographie est muette. L’écriture n’a pas de visage, pas de corps. Mais à elles deux, accouplées, en symbiose, coude à coude et coûte que coûte, elles acquièrent un corps, un visage et une voix. Mais un corps qui nous tourne le dos, un visage blême et fermé, une voix qui nous tait.

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Si le regard flétrit ce qu’il regarde, tôt ou tard il y aura, de toute façon, un tri sélectif des déchets du vu, un brûlage à l’air libre, une dispersion et un tamisage des cendres. Si au contraire le regard donne, à ce qu’il voit, une vigueur qu’il n’avait pas auparavant, lui gonflant de sens ses veines jusqu’à alors exsangues, tôt ou tard il y aura, de toute façon, une décrépitude physiologique à en miner l’aspect, une leucémie à pervertir son sens, un flétrissement qui le ramènera, exsangue à nouveau mais comblé, à la case départ.

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Chaque fragment procède d’une même envie : épuiser une facette, soit-elle infime, d’une tesselle à la fois parmi les innombrables qui recouvrent la boule miroir, sachant que même une toute petite rotation changera, d’une façon irrémédiable, son contenu. Il faut sans cesse recommencer la mosaïque, en faire la conquête, la reperdre aussitôt.

Photographies et voix de Fausto Urru

Création sonore de Paul Thouny

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