Se poser – Trilogie carcérale § 2

2019 • Calotype on Agfa-Gevaert Brovira BW 111 bromide paper

UNE TRILOGIE CARCERALE DANS LES YVELINES

Ce qu’on nomme destin, c’est cela: être en face, rien d’autre que cela, et à jamais en face.

R.M. Rilke, « Huitième élégie », dans Elégies de Duino, Montmorillon, L'Escampette éditions, 2000. Traduction de François-René Daillie.

SE POSER • « Il ne faut pas poser mais se poser. » Se poser en ayant le courage de dépasser la facilité trompeuse de la première inspiration, souvent induite, les envies immédiates, les images surfaites et stéréotypées de soi. Brûlons le feu de paille des artifices, il ne restera peut-être qu’une couche de cendres authentiques nous appartenant pour de vrai. Pas de sourires intenables, grimaçants, pas d’inutiles fourvoiements. Venez comme vous êtes, allez-vous-en comme vous n’avez jamais été.

AD LIBITUM • Je me laisse guider. Je sais que je dois y aller mais où ? Nous y allons ensemble, dans l’espoir qu’une pêche miraculeuse nous guette au bout du surplace. Certes l’environnement n’est pas, à première vue, très gai ou propice à la création. Mais nous faisons de réalité vertu. Il y a une première, une deuxième, une troisième vue et ainsi de suite, ad libitum jusqu’au da capo suivant. Tôt ou tard nous y parviendrons.

PUNCTUM • La photographie ne prend que ce qui se donne. Mais parfois elle donne sans rien demander en retour. Certes, il faut lui laisser le temps de cette générosité, ne pas la presser ou lui en demander trop. Il y a un cadre, et dans ce cadre un horizon ; dans cet horizon un autre cadre, et dans ce cadre un autre horizon et ainsi de suite, jusqu’au dernier punctum irréductible face auquel on va à la ligne.

À LA LIGNE • La photographie est un miroir glissé en dessous des paupières, dirigé fixement vers l’intérieur. Chaque battement de cils nous révèle pour un instant ce que nul regard ne peut entrevoir. Une séance de portraits est une interminable ligne de pêche avec laquelle le photographe se jette, à corps perdu, dans sa propre pupille. La ligne tombe, ne cesse de tomber ; quand elle remonte, ne cesse de remonter. Nous autres, frétillants à la surface, essayons de regarder par-delà le mouvement imperceptible des peaux vagues, de percer le mystère de la noirceur profonde qu’encercle chaque iris de plus en plus vif. Nous attendons un signal qui n’arrive que rarement. Quand le scaphandrier nous fait signe de le sortir, on continue à secouer doucement la cuvette remplie de révélateur, en réanimant d’un geste sûr le survivant à peine noirci et encore tout mouillé. Il y a l’étonnement d’abord et la fierté qui lui emboîte le pas. Se découvrir ainsi, assis simplement sur une chaise ou accoudé au dossier, regardé sans autre but que celui de nous regarder.

AVEUGLEMENT • Je fais semblant de voir ce que la chambre photographique reçoit. Je me sais dans le tort. Malgré toute ma tension visuelle et intellectuelle, au moment même où j’insère le châssis dans le dos de l’appareil, je cesse de voir et fais confiance. Je me concentre sur les nombreuses opérations techniques qui ne me permettent plus de voir ce que je crois avoir encore devant moi. Je fais confiance, tout en sachant que le hasard pointera sûrement le bout de son nez, s’invitera même dans le cadrage si le cœur lui en dit. Chaque photographie à la chambre est le fruit d’un aveuglement nécessaire. Elle éclaire le malvoyant le laps d’un instant. Elle tâche de nous rééduquer à la vision manquée. Si photographie il y a, c’est parce que nous avons su faire un pas en arrière, nous lui avons cédé le passage, prêté nos yeux pour qu’elle nous montre.

PAR EXCÈS • Une photographie n’est pas muette par défaut de mots, mais par excès. Elle est muette pour être entièrement elle-même et rien d’autre. Aucun postillon verbal ne devrait tacheter sa veste. La séance de prise de vue, en revanche, est loin d’être taciturne. Il faut meubler le silence à venir avec une parole vive, accueillante, afin qu’il puisse se sentir à l’aise dans l’espace si atypique et exigu que nous lui allouons. Causons pour mieux se taire à sa venue.

RECEVOIR • Il peut y avoir un regard dépourvu de jugement. Un regard qui se contente de recevoir sans entraves un semblant de réalité accueilli dans son champ de vision, une surface qui se crispe ou aplanit selon les oscillations des sentiments, les battements du cœur. Je ne saurais pas juger. Au fil des séances, nous partageons un espace-temps au présent. Parfois nous convoquons un futur d’espoir et de projections, laissant à juste titre le passé à la porte d’entrée, derrière nous. Ici nous sommes ce que nous serons, pas ce que nous avons été.

L’HÔTE • Il y a, de toute manière, une évidence que je ne peux pas entièrement contrôler. Ce lieu, même en m’évertuant à le couper ou à le confiner à l’arrière-plan, revient subrepticement à la charge. Qu’il soit flou ou fragmentaire, en négatif ou en positif, il en dit presque trop dès qu’il comparaît dans le cadre. Dès lors, il ne faut pas persévérer dans les tentatives de refoulement, il ne faut pas non plus lui faire excessivement de place. Gardons une distance polie. Cette cour de promenade nous accueille : toute prétention artistique doit se plier à un moment donné face à cet hôte, sous peine de compter deux fois rien. Une photographie qui se respecte est suffisamment enracinée dans un lieu pour pourvoir élancer ses branches avides d’ailleurs, dans le lointain mouvant qui fuit toute racine.

À JAMAIS PEUT-ÊTRE • Une fois posé le regard dans l’objectif, on ne peut plus le retirer ni le reprendre. Il continuera à répandre sa lumière vive du papier argentique qui aura su en fixer la forme et la substance, à jamais peut-être. On ne tourne plus ces regards donnés, de même qu’on ne tourne plus les pages arrachées d’un livre.

À TOUR DE RÔLE • La lenteur dans la mise en place de la chambre contribue à prolonger l’invocation de la photographie qui va, peut-être bientôt, se manifester. Pendant ce long moment de partage, chaque participant monte une partie différente de l’attirail nécessaire à la prise de vue. L’un s’occupe du trépied, l’autre déplie la chambre et son soufflet ; l’un monte la platine avec l’objectif, l’autre y visse le pare-soleil et le câble de déclenchement ; l’un mesure la lumière avec le posemètre, l’autre reporte le couple vitesse-diaphragme sur la bague de l’obturateur ; l’un pense déjà à être reçu en photo et de quelle manière, l’autre pense à comment répondre au souhait à peine suggéré sans se tromper dans les décentrements ou dans la mise au point… Il n’y a pas de place attitrée pour toute la durée du projet. Les rôles changent au fil des heures.

SE RENDRE DANS L’OBSCURITÉ • Il y a le dehors dépouillé, la mince cour où les images sont reçues par la chambre photographique. Puis il y a le dedans, la vaste salle d’arts plastiques devenue notre laboratoire en noir et blanc, où ces calotypes modernes sortent de leur latence et se donnent finalement à voir. De l’extérieur lumineux où la photographie est conçue, nous passons, dans la foulée, à l’intérieur sombre où elle se révèle. Dans les mots de Georges Perros : « L’Art de la photographie offre un beau symbole. On « prend » le paysage, où le phénomène, ou le visage. Mais ce qui a eu besoin de lumière, d’exposition, ne pourra se « rendre » que dans l’obscurité. »

EN NÉGATIF • Dans la petite salle aménagée à l’occasion en chambre noire, les participants se sont découverts d’abord en négatif. À la pénombre d’une loupiote inactinique, ils ont noirci une feuille pâle, petit à petit ou d’un coup, selon la température oscillante du révélateur. Nous n’avions à disposition qu’un robinet sans mélangeur. L’eau sortait selon les humeurs changeantes du tuyau et du temps. L’image flottant dans les cuvettes s’écartelait entre les extrêmes sans détails. La pauvreté de moyens était à l’œuvre avant l’œuvre.

MIGRATIONS • Ces calotypes ne peuvent pas s’agrandir. Aucun agrandisseur ne pourrait le faire. Ils sont conçus pour mesurer toujours quatre pouces fois cinq. Négatifs sur papier argentique, il ne peuvent que migrer, par contact, sur un autre papier qui les transforme en positifs, sans pour autant en changer les dimensions. Miniatures certes, mais ayant la vocation de grandir en dehors d’elles-mêmes. Car une fois accomplie la première migration, du négatif au positif, une deuxième, naissante, en est souhaitable : du positif à notre œil, puis encore de plus belle jusqu’à l’intérieur de nous, se lovant dans les alcôves, se tapissant dans les interstices, ne cessant pas de scruter, de nous regarder.

avec Aissé, ALKAN ARIF 78, ALMO, Sciony Anderson, Benjamin André, Antonio, Auwel Mor, Azouz, BCP, Birex, Camille A., Damien, Dany, Dream your nightmare, Franco l’homme, Leon – L, Ilhem, José, K, Kaen Jy, Koko, L’ancien, Jamel Leulmi, Magali, Manon, Mehdi K, Misa, Morgane, MS, Ninie, Nit, Océane Gaspard, Paco, Pierro le blanc, Popy, Rami, R. C. Antistell, S A, Sek, Sheiny, Tina St Patrick, Yagami L.

Face au verrous – 2018 – Maison d’arrêt pour femmes de Versailles

Se poser – 2019 – Maison d’arrêt de Bois d’Arcy

En soi naissant – 2020-2022 – Maison centrale de Poissy